La colorisation : Objectifs et outils

L’esthétique d’un film est avant tout une question de direction artistique (tant au niveau des décors que des costumes) et de cinématographie (éclairage et cadrage). La colorisation, une des dernières étapes de la post-production, permet d’enrichir ce travail en manipulant la luminosité et la couleur des images tournées. Le travail du coloriste permet aussi de corriger des défauts et de créer des ambiances. L’impact du coloriste est parfois subtil, parfois très prononcé. Cet aspect méconnu de l’univers du cinéma est aujourd’hui de plus en plus accessible. Aujourd’hui, la majorité des films diffusés à Kino font l’objet d’une étape de colorisation.

Dans cette série de trois articles, je lèverai le voile sur ce qu’est la colorisation. Dans ce premier article, je vous présente quels sont les nombreux objectifs de la colorisation, ainsi que les outils accessibles aux coloristes amateurs et professionnels.

Avant tout, je vous invite à visionner cette vidéo constituée d’extraits de projets que j’ai colorisés. Le montage compare les images avant et après la colorisation:

Je vous présente le coloriste

Il existe plusieurs termes qui réfèrent au travail du coloriste (étalonnage, colorisation), sans compter les termes anglais (colour correction, colour grading, colour timing) qu’on utilise parfois. Certains de ces termes sont traditionnellement associés à un médium particulier (film ou vidéo) ou utilisés dans des contextes différents. Mais aujourd’hui, il n’y a plus vraiment de distinction pertinente à faire à ce niveau. Je parlerai donc de « coloriste » et de « colorisation » tout au long de ce texte.

À l’époque pré-numérique, alors que tous les films étaient tournés sur pellicule, le processus photo-chimique ne permettait que peu de marge de manœuvre. À l’époque, on parlait de colour timing, c’est-à-dire qu’au moment de copier la pellicule, on pouvait surexposer ou sous-exposer l’image en allongeant ou raccourcissant le temps d’exposition. On pouvait également affecter la couleur du film en modifiant la nature de la lumière (composantes rouge-bleu-vert) utilisée pour exposer la copie.

Les outils disponibles à l’époque numérique procurent bien plus de pouvoir au coloriste. La colorisation est aujourd’hui accessible à tous, peu importe vos moyens.

Objectifs de la colorisation

L’objectif global de la colorisation est d’optimiser l’apparence des images pour mieux servir le propos du film. Il ne s’agit pas tout simplement d’embellir les images, mais bien de les manipuler pour mieux représenter le ton du projet.

Correction d’exposition et de teinte

Les images de tournage souffrent parfois de problèmes particuliers: surexposition, sous-exposition, teinte indésirable. Le premier rôle du coloriste est d’apporter les correctifs nécessaires pour régler ces problèmes. Il ne peut pas faire de miracle par contre: une image surexposée pourrait bien être irrécupérable. Il s’agira aussi de faire des correctifs plus ciblés, par exemple réduire la saturation d’un mur jaune beaucoup trop intense.

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Cette image contient à la fois des zones surexposées et sous-exposées.

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Cette image souffre d’une teinte jaune indésirable (en haut). En bas, la teinte a été neutralisée.
Source: « Nicolas », réalisé par Alexandra Oakley

Harmoniser les plans successifs

Les plans d’une même scène devraient former un ensemble cohérent, tant au niveau des teintes que de la luminosité et du contraste. Malheureusement, les problèmes de raccords de lumières sont très fréquents en tournage. Imaginez une scène extérieure à deux personnages. Le plan large fut tourné à 15 heures, le gros plan du premier personnage à 16h et le gros plan du second personnage à 17h. Le tout pendant que le soleil descendait vers l’horizon et que des nuages traversaient le ciel. La nature de la lumière variera, tant au niveau de sa couleur que de son intensité. Il y aura des variations majeures de contraste entre les moments nuageux et ensoleillés. Le coloriste doit ajuster les plans successifs pour assurer une harmonie visuelle.

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Les passages nuageux peuvent causer des problèmes de raccord de lumière, tel que démontré par les deux images du haut. Le coloriste peut traiter les images afin d’harmoniser la scène (en bas).
Source: « Les yeux ouverts », réalisé par JF Robichaud

Mettre en valeur les éléments importants pour y attirer le regard

Chaque image possède son pôle d’attention, que ce soit un visage, un corps ou un objet. Parfois, ce centre d’attention n’est pas suffisamment marqué. Le coloriste possède les outils pour mettre l’emphase sur cet élément principal, ou pour atténuer les zones secondaires.

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Ici, le décor est beaucoup trop clair et chargé (en haut). En noircissant l’arrière-plan, il est possible d’attirer le regard sur l’action centrale.
Source: Bunker, réalisé par JF Robichaud

Affecter l’atmosphère

La colorisation permet d’amplifier, voire transformer, l’atmosphère d’une scène. Elle peut affecter la perception qu’aura le spectateur d’un instant particulier, au service du propos de cette scène. Le coloriste peut mieux représenter le moment (matin, soir, nuit) où cette scène se déroule ainsi que son lieu.

On pourrait:

  • Réduire l’exposition d’une scène de nuit dans une chambre pour en amplifier la noirceur
  • Rajouter une teinte orangée et augmenter les zones claires d’une scène de batifolage dans l’herbe pour qu’elle soit plus chaleureuse et lumineuse
  • Pousser vers le bleu une scène de janvier en extérieur pour y faire ressentir la dure réalité de l’hiver
  • Mettre un peu de vert ou de jaune dans une scène d’horreur pour en amplifier le malaise
  • Saturer les couleurs d’une scène pour la rendre plus joyeuse

Dans certains cas, avec des ajustements plus précis, on peut même aller jusqu’à « ré-éclairer » la scène, ce qui ne fait pas toujours l’affaire des directeurs photo.

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Une scène de nuit était trop éclairée (en haut). Une réduction de l’exposition, une désaturation généralisée, une teinte bleutée, ainsi qu’une vignette contribuent à mieux représenter le moment.
Source: Bunker, réalisé par JF Robichaud

Créer un look

Il s’agit ici d’une extension de l’objectif précédent, mais en poussant beaucoup plus loin l’effet. Il ne s’agit plus ici de réalisme ou de suggestion subtile. On va, par exemple, faire l’équivalent d’un bleach-bypass argentique en désaturant énormément l’image tout en augmentant fortement les contrastes. On va insérer une teinte bleu-vert dans une zone pointue des ombres (undertone). Ce sont des techniques qui sont généralement plus appropriées pour les films dans lesquels l’atmosphère et le style priment.

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Pour ce moment lyrique, un éclaircissement, un ajustement de teinte et l’ajout de diffusion dans les blancs donne un tout autre aspect à la scène.
Source: « Les yeux ouverts », réalisé par JF Robichaud

Légaliser le signal vidéo

Les diffuseurs imposent des standards techniques auxquels tout le matériel audiovisuel doit se conformer. Il faut respecter les niveaux de luminosité et de saturation maximums.

Étalonnage et calibration

Traditionnellement, l’étalonnage (en anglais color correction) inclut les manipulations techniques visant l’atteinte d’un standard de qualité et de cohérence visuelle. L’étalonnage rassemble donc les objectifs de correction et d’harmonisation, ainsi que la légalisation du signal vidéo énoncés ci-haut. Par colorisation (en anglais color grading), on réfère plutôt aux manipulations créatives de l’image. Cette distinction est de moins en moins utile, puisque le coloriste effectuera à la fois les corrections techniques et les manipulations créatives.

Les outils d’étalonnage

Les logiciels de montage (Final Cut Pro, Premiere, Media Composer, Vegas, etc.) offrent tous des outils puissants pour faire de la colorisation. Il est parfaitement acceptable, et assez facile, de procéder à cette étape à même le logiciel de montage. Il s’agit d’une bonne approche initiale pour apprivoiser les bases de la colorisation. Il est également possible de coloriser un projet à l’aide d’Adobe After Effects.

Des modules externes (plugins) peuvent augmenter les capacités des logiciels de montage. Plusieurs utilisateurs ne jurent que par Magic Bullet Looks, par exemple, qui met l’emphase sur l’utilisation de looks prédéfinis. Il y a aussi Colorista II, plus traditionnel dans sa forme.

Pour un travail de colorisation en profondeur, rien ne vaut un logiciel dédié à la colorisation, tant pour sa flexibilité, sa puissance et son efficacité. Les plus accessibles sont:

  • Apple Color : Il faisait partie de la suite Final Cut Studio, discontinuée depuis 2011. Il est obsolète et beaucoup moins performants que ses alternatives.
  • Adobe Speedgrade : Il fait partie de la suite Adobe. Je n’ai jamais travaillé avec SpeedGrade, mais on en dit plein de bonnes choses
  • DaVinci Resolve : Il produit par BlackMagic Designs, il existe une version gratuite (Resolve Lite) quasi-complète. Il est de plus en plus populaire. C’est mon outil de prédilection; il est extrêmement puissant et performant.
  • Baselight : Traditionnellement trouvé uniquement dans les grosses boîtes de post-production, Baselight existe aujourd’hui sous la forme d’un plugin supporté dans Final Cut Pro et Avid Media Composer.

Il existe par ailleurs des logiciels à orientation très spécifique, tel Film Convert, qui fait l’émulation de différentes pellicules Kodak, Fuji et autres.

Le flux de production (workflow)

Bien qu’il existe plusieurs façons d’organiser la post-production, l’étape de colorisation est traditionnellement effectuée une fois le montage images complété. Ceci dit, la marche à suivre devrait être établie le plus tôt possible, idéalement avant même de tourner. Il s’agit de choisir le format de tournage idéal, de faire les bons ajustements sur la caméra et de préparer correctement le matériel vidéo et la séquence de montage pour la colorisation. Si vous travaillez avec un coloriste dédié, il est primordial de discuter avec lui de ses besoins techniques. Dans le contexte d’un Kabaret, surtout, chaque minute compte et il faut permettre au coloriste de travailler le plus efficacement possible.

C’est généralement le réalisateur qui supervise le travail avec le coloriste. Lorsque c’est possible, il est souhaitable que le directeur photo participe aussi à l’opération. N’oublions pas que le directeur photo est ultimement responsable d’exécuter la facture visuelle du film, c’est donc la moindre des choses que de lui demander son avis!

Si l’on désire effectuer la colorisation à même le logiciel de montage, ces logiciels possèdent tous ce qu’on appelle un outil de « correction colorimétrique à trois voies » (Three-way color corrector). Il suffit d’appliquer cet effet sur chacun des clips à coloriser et d’en ajuster les paramètres au goût. Il faudra allouer un temps suffisant pour que le logiciel puisse faire les rendus de la colorisation.

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L’effet « Correction colorimétrique à trois voies » de Final Cut Pro 7.

Si l’on préfère travailler dans un logiciel dédié, la séquence de montage doit être transférée vers le logiciel de colorisation (ce qu’on appelle le conform), généralement sous forme d’un fichier XML, EDL ou AAF. On aura donc accès, à même l’outil de colorisation, à tous les clips individuels utilisés dans le montage. Lorsque la colorisation est terminée, on peut soit exporter un fichier global du projet étalonné, soit une séquence qui pourra être rouverte dans le logiciel de montage afin d’effectuer la finition du projet (audio, titres, générique). Il est également possible de procéder à la finition dans le logiciel de colorisation. Si ça semble compliqué, votre coloriste saura vous guider dans l’opération.

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Voici le workflow standard en colorisation.

Lorsque l’étape de conform n’est pas possible, par exemple par manque de temps, il est également possible d’exporter le montage dans un fichier vidéo complet, et d’importer celui-ci dans le logiciel de colorisation. On décrit parfois cette approche comme un pre-conform. Cette approche permet de sauver du temps, mais elle offre moins de flexibilité au coloriste.


Alors que les outils du coloristes deviennent de plus en plus variés et puissants, la colorisation devient une part de plus en plus importante de la production d’un film. Dans les articles suivants, nous explorerons comment manipuler l’apparence d’une image en pratique.

Avant de passer à l’article suivant, vous pouvez écouter le vidéo suivant où David Lynch nous parle de l’étalonnage de ses vieux films pour la vidéo HD :


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